Nos compagnons ont du talent ! Eric

Une "rubrique" plus qu'un 'article", qui a une vocation récurrente. Sa périodicité est aléatoire - en fonction de l'actualité de nos Compagnons du Ressort. Qu'ils soit professionnels ou qu'ils pratiquent un hobby, ils ont en commun une expression artistique, créative.

Eric Veillé publie sa première BD en 2008 : Le sens de la vie et ses frères. Depuis, il poursuit son œuvre comme auteur et illustrateur de livres pour la jeunesse avec L'encyclopédie des mamies, Les secrets de l'école, la série des Lionel et Les petites histoires Filliozat - dont les dernières viennent de sortir en plein confinement…
A (re)trouver dans les bonnes librairies dès le 11 mai ou sur la librairie en ligne qui défend les libraires indépendants. Eric est un Compagnon du Ressort depuis 2011, il étoffe aussi ce Blog de ses dessins.

En prime, un feuilleton à suspens mis en mot par Ludovic Cocqueret - Compagnon du Ressort depuis 2019. En dehors de son travail, il s'intéresse intimement à l'art : accompagnant culturel de personnes atteintes d'Alzheimer, il écrit des paroles de chanson, des nouvelles policières… dont voici le premier épisode (sur 3). Bonne lecture ! 

TROUBLANTES COÏNCIDENCES - chapitre 1

Londres, le vingt-neuf août deux-mille.

Cathy, une jolie étudiante en littérature, de dix-neuf, ans déambule sur la longue avenue qui la mène tout droit à Trafalgar Square. Une arrogance maîtrisée se mêle à la douceur des traits d'un visage angélique. Elle porte avec distinction un chemisier en soie vert anis suffisamment transparent pour mettre en valeur sa poitrine opulente. Sa silhouette grande et fine dévoile des courbes d’un tracé élégant. Ses cheveux blonds et lisses sont impeccablement ordonnés et ses yeux en amande surmontés de longs cils noirs épais ressemblent à ceux des affiches publicitaires vantant les derniers eye-liners à la mode. Sa sensualité éclate par l'aspect pulpeux de ses lèvres badigeonnées de rouge brillant et dessinant un timide sourire. Sa jupette blanche ornée de volants en dentelle ciselée donne l’impression qu’elle sort tout droit d’un film des années soixante, mais son sac en bandoulière dégueulant de manuels de philosophie et qu’elle plaque avec autorité sur ses hanches, empêche toute comparaison avec une grande actrice hollywoodienne.

Un profond air de vacances règne encore et l’asphalte continue de brûler sous l’écrasante canicule qui plombe la capitale ce jour-là. Il fait encore très chaud en cette fin de journée. Il n’y a pas un brin d’air, pas même le moindre courant d’air qui chasserait l’odeur pestilentielle des égouts, mêlée à celle du bitume âpre.

Cathy vient de quitter la librairie dans laquelle elle travaille avec beaucoup de passion et d’ardeur. Le dernier salon du livre, qui s’est tenu à Camden Town il y a deux semaines, a ravivé la passion des lecteurs venus en masse chahuter les rayons colorés de sa boutique. Elle a accepté ce job d’été à mi-temps car il lui permet de gagner de l'argent de poche et de lui accorder le temps nécessaire pour réviser ses examens de rattrapage. La jeune étudiante peine à marcher à cause de ses nouvelles chaussures dont les lanières en cuir fraîchement tannées lui cisaillent les pieds. Elle en profite pour scruter le ciel au loin dont les nuages sombres et menaçants lui font penser qu’une averse orageuse est possible.

Malgré l’animation grandissante qui envahit les avenues principales, les londoniens peu accoutumés à ces températures caniculaires ont préféré rester cloîtrés chez eux. Les quelques groupes de musiciens jonchant les rues encore baignées dans la faible rougeur des derniers rayons de soleil peinent à attirer du monde en cette soirée très spéciale. On fête le jour du festival «pop & rock» qui a lieu annuellement. La date a été avancée cette fois-ci pour permettre aux touristes d’en profiter également. Mais la chaleur étouffante de ces derniers jours démobilise toute la population qui préfère se laisser bercer par le ronflement de leur ventilateur acquis précipitamment.

Cathy accélère le rythme alors qu’elle détecte déjà la formation d’une ampoule à hauteur de son talon gauche. Elle se retrouve bientôt assourdie par les hurlements jaillissant des basses d’un groupe de rock dont elle s’est rapprochée d’un peu trop près. Elle remarque le jeune chanteur surexcité, gesticulant de plus belle sous l’effet des sons que recrache sa guitare électrique et qu’il brandit fièrement. Son air légèrement insolent, son jean déchiré à hauteur des genoux et ses Docks Martens noires trop grandes pour lui attirent sa curiosité. Elle se laisse captiver quelques instants puis finit par prendre de la distance en continuant sa course d’un pas toujours plus rapide malgré la douleur de plus en plus vive. Les nuages sombres et lourds d’humidité se rapprochent inexorablement et quelques éclairs jaillissent au loin annonçant déjà les prémices d’une soirée qui allait être électrique…
Paris, le quatre décembre deux-mille-huit.

Cela fait plus de deux ans que Suzie a quitté la région normande qui l'a vue arriver à l'âge de dix ans et qui a été le témoin insensible de sa profonde mélancolie et de sa crainte de communiquer avec autrui. Elle est heureuse d'avoir abandonné «La région aux vaches» comme elle la nomme qui lui est si hostile et qui lui rappelle tant les bocages sinistres de l'Angleterre profonde.

C'est paradoxalement à Paris au 26 rue du Faubourg Saint-Antoine, plus exactement, que Suzie a posé ses valises. Définitivement, se disait-elle, car c'était à ses yeux la ville qui lui paraissait la plus rassurante, celle dont les rues étaient plus chaleureuses, plus accueillantes que les petites routes de campagne qu'elle avait l'habitude de parcourir.  Etrangement, cette mégapole effervescente, enivrante où le brouhaha et les concerts de Klaxons sont permanents la rassurent et l'amusent à la fois. Les gens qui se bousculent dans les rues lui font penser à des danseurs sur une scène tentant de communier pour donner un sens à leur vie. Tout cet univers théâtral a fini par conquérir Suzie en égayant son esprit et en lui procurant ce sentiment de sécurité dont elle a tant besoin.

Ce n'est pas par hasard si elle a atterri dans la capitale. C'est grâce à un rendez-vous que son père, Andrew lui avait obtenu avec un certain Monsieur Simonin, psychologue réputé, qu’il avait rencontré dans un avion lors d'un voyage d'affaire à Dubaï. Son père lui avait expliqué, avec beaucoup d'émotion, les états d'extrême dépression que Suzie vivait après le décès brutal de sa sœur. Cette rencontre inopinée représentait pour lui un ultime espoir de guérison. Bien que la famille Mac Lee avait décidé de quitter l'Angleterre, Suzie souffrait cruellement de l'absence de sa sœur qu'elle considérait comme son unique repère.

Monsieur Simonin exerce dans le centre de Paris, tout près des Invalides. Il a délivré la plupart de ses patients de leur douleur mentale en se vantant de détenir une technique imparable qu'il garde secrètement. Il a écrit de nombreux ouvrages racontant qu’il était toujours possible de guérir les patients atteints d'affections psychologiques si l’on y prêtait une attention toute particulière. Andrew en avait vaguement entendu parler et se souvenait notamment du dernier bouquin qu’il avait écrit et qui avait connu un franc succès, «A demi-maux». Le psychologue, de notoriété internationale, avait été ému par l'histoire d’Andrew et lui avait promis qu'il réunirait toutes ses compétences pour sortir sa fille de cet enfer. Pour la première fois, Andrew perçut une lumière au bout de ce long tunnel…

Londres, le vingt-neuf août deux-mille.

Après quelques mètres seulement, Cathy remarque, non loin d’elle, une ambulance stationnée au bas d’un immeuble dont les murs en briques rouges sont éclairés par la lumière glacée et bleutée des gyrophares. Elle aperçoit une vieille dame installée sur une chaise roulante au niveau du hall d’entrée. Son visage est blême. Une poche de transfusion surmontée d’un long tube est visible sur le côté de sa chaise. Elle est aussitôt transportée par deux individus de forte corpulence et vêtus de leur gilet orange fluorescent caractéristique. La chemise de nuit que porte la vieille dame traîne sur le trottoir comme pour tirer la révérence à un bitume qu’elle ne refoulera peut-être pas. «Encore une victime de la canicule» se dit Cathy qui observe la vieille femme fébrile se laisser hisser dans le véhicule des secouristes avant qu’il ne démarre en trombe, sirène hurlante.

Elle finit enfin par atteindre son domicile et remarque que sa rue est anormalement mal éclairée, étrangement déserte. Deux des lampadaires ne fonctionnent pas -  ou très peu - et les voitures, habituellement garées le long des trottoirs, sont absentes. « Est-ce la chaleur qui les a fait fuir vers la côte ou est-ce le festival qui les a fait sortir de leur tanière ou… ». Elle s’empresse alors de pénétrer dans son appartement dégageant une odeur de renfermé.

Son labrador blanc crème l’accueille en glapissant et en l’étreignant de toute son affection, à sa façon. Elle ramasse son courrier et saisit brusquement son téléphone portable qui était resté coincé entre deux boites de céréales laissées négligemment sur la table le matin même. Cathy ouvre légèrement les fenêtres du salon et s’installe confortablement dans son fauteuil couleur caramel, une clope au bec. Elle épluche son courrier et constate avec déception le peu de gens qui pensent à elle. Elle allume son poste de télévision et digère les quelques informations que lui débite le présentateur du journal télévisé au faciès figé et à la cravate rétro. «Le pays est une nouvelle fois victime d’un chômage grandissant. Le nombre de demandeurs d’emploi ne cesse d’augmenter depuis le début de l’année et le seuil critique des dix pour cent vient d’être atteint…». Elle recrache une nuée de petits nuages puant la nicotine et s'élevant en file indienne. «Cela n’est pas de bon augure, surtout pour des jeunes comme nous qui seront bientôt lâchés dans la vie active avec un simple diplôme en poche censé transformer votre statut d’étudiant en celui d’un travailleur méritant…» bougonne-t-elle. Elle décide d’éteindre son poste rageusement puis consulte la messagerie vocale de son téléphone portable lui indiquant que trois messages ont été laissés.

Le premier est celui de sa grand-mère : «Bonjour ma chérie, c’est moi ta grand-mère qui voulait savoir si tu comptais toujours venir samedi prochain pour déjeuner à la maison».

Le deuxième concerne Brandon, son petit ami : «Salut ma puce, je serai en retard ce soir. J’ai eu un contre temps. J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois depuis ce matin mais tu ne réponds pas. J’arriverai vers neuf heures je pense, commence sans moi et n’oublie pas que je t’aime de tout mon cœur».

Contre toute attente, il n’y a finalement pas de troisième message. Simplement un long blanc. Sans doute une erreur se dit-elle… Perplexe, elle s’extirpe finalement des profondeurs de son canapé en se dirigeant vers son réfrigérateur qui déborde de canettes de coca et de bière. Elle en saisit une maladroitement et se dirige vers sa douche pour se débarrasser de la sueur qui ne l’a pas quittée de la journée.

Ses pensées se noircissent peu à peu d’images effrayantes. Elle se souvient qu’il y a un mois, une jeune fille de son âge habitant non loin d’ici avait été retrouvée poignardée dans sa baignoire. Le tuyau de douche autour du cou en signe de décoration mortuaire. C’était la septième victime d’un tueur en série sanguinaire dont le rituel macabre consistait à massacrer des jeunes filles à l’aide d’une arme blanche avant d’apposer sa signature funeste sur leur corps sanguinolent. Une signature en forme d’un 8, à valeur symbolique très certainement…

Elle finit par attraper son savon au parfum de vanille et se laisse détendre sous les fines gouttes d’eau que recrache son pommeau de douche. Elle accentue le débit de l’écoulement et s’assied sur le parterre de sa douche au carrelage d’un brun profond. Tout en focalisant son écoute sur le clapotis de l’eau s’abattant sur le sol, elle ne peut réprimer une expression anxieuse se dessinant sur son visage. Des frissons dévalent tout son corps en réalisant que le tueur courait toujours et en toute impunité. Soudain, la sonnerie de son téléphone fixe retentit sans qu’elle puisse en percevoir la mélodie. Sa messagerie vocale se déclenche automatiquement et une voix grave rompit le silence de son salon : «Vous êtes sur le tracé final, vous n’y échapperez pas…».

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